FRÉON

DÉCONGÈLE 

LA

BANDE

DESSINÉE 
 

 

 La bande dessinée "underground" se cloître dans le scatologique.  Elle se confine dans le pipi-caca, pimentant sa recette de sexe et deviolence.  Hors de cela elle est "classique" et la clarté de sa ligne n'en fait qu'un divertissement pour jeunes illettrés, ressassant inlassablement les mêmes thèmes et la même grammaire narrative mise au point par Hergé. Ces idées reçues que toute personne s'intéressant à la bande dessinée se fait rabâcher circulent depuis déjà un certain temps.  Les oeillères portées par certaines gens semblent immuables.  Pourtant, il n'est nul besoin d'études approfondies pour se rendre compte que tout cela est fallacieux.  L'idée souterraine du terme "underground" est trop souvent  occultée.  Car, étymologiquement, "underground" désigne avant tout le chemin par lequel l'oeuvre se retrouve entre les mains du lecteur, sous l'autoroute construite au fil des ans par les grands éditeurs et distributeurs.  Et bien que certains auteurs se complaisent dans le scatologique et la violence  -ne nous en cachons pas- pour d'autres, l'édition autarcique (ou l'auto-édition) permet avant tout une totale liberté au niveau de la création. 
 
Je prends pour exemple de tout cela l'événement "Autarcic comix" qui s'est tenu à Bruxelles du 18 au 20 avril dernier. Il s'agit, selon les dires des organisateurs, d'un observatoire de la bande dessinée actuelle.  Ceux-ci sont de jeunes dessinateurs fraîchement diplômés de  la section bande dessinée de l'Institut St-Luc de Bruxelles.  Rappelons brièvement que cette section fut fondée par Claude Renard en 1976 et que c'est sous son égide qu'ont été formés des auteurs tels Andréas, Benoît Sokal, Antonio Cossu, Philippe Berthet, Philippe Foerster et François Schuiten. Au début des années 1990, des étudiants se regroupent autour de Denis et d'Olivier Deprez avec, dans leurs cartables à dessins, des planches ne répondant pas aux créneaux des éditeurs commerciaux établis en Belgique.  Ils se regroupent alors sous le nom de "Fréon" et auto-éditent la revue "Frigo". À ce jour, ils ont publié 4 numéros de "Frigorevue", 8 numéros de "Frigobox" ainsi que quatre albums. En 1995, ils mettent sur pied un modeste événement qu'ils nomment "Autarcic comix".  Cette année, pour la troisième édition, dans un lieu superbe que sont les Halles de Schaerbeek, le festival regroupait les groupes d'auteurs "Frigo", "Cinquième couche" et "Bill" de Belgique, "l'Association" et "Amok" de France ainsi que "Strappazin" d'Allemagne. Chacun de ces groupes avait construit un "espace narratif" à l'intérieur duquel on retrouvait soit des planches exposées, soit la reconstruction des univers propres aux auteurs. On tentait par là de trouver une façon autre d'exposer des planches de bande dessinée qui sont conçues avant tout pour nous être livrées dans le lieu que constitue le livre.  Il fallait donc sortir la planche de la page et ne pas l'accrocher simplement à un mur comme une peinture ce que la bande dessinée ne peut prétendre être.
La "Cinquième couche", par exemple, avait disposé ses planches dans un labyrinthe que le spectateur pouvait parcourir sans itinéraire établi.
"L'Association" avait construit une pyramide -tout de même plus près d'un wigwam que de Khéops- où le spectateur devait se contorsionner pour y pénétrer et avoir accès aux dessins des auteurs de cette maison d'édition, symbolisant peut-être par là l'effort que doit parfois faire le lecteur pour décrypter les nouvelles voies narratives que la bande dessinée emprunte depuis ent, quant à eux, construit une boîte, la "Frigobox", constituée de plusieurs cellules mises à la disposition des auteurs pour faire pénétrer -encore- le spectateur dans son univers narratif.
À ces lieux narratifs s'ajoutait une exposition plus "classique" regroupant une quarantaine d'auteurs provenant de Belgique, de France, d'Allemagne, d'Espagne, d'Italie, de Suisse, d'Angleterre et un Américain, Chris Ware.  C'est donc un paysage européen que l'on nous faisait découvrir, Julie Doucet représentant l'Allemagne.
À tout cela était greffé un colloque qui avait pour mission de réfléchir sur l'état de la bande dessinée actuelle.  On avait réuni, pour l'occasion, Geert Meester, un critique flamand, Jan Baetens de l'Université de Louvain (Leuven), Paul Gravett du National Museum of Cartoon Art de Londres et Thierry Groensteen du Musée de la bande dessinée d'Angoulême, France. Pas de débats enflammés, seulement des présentations de quelques facettes du visage de la bande dessinée actuelle.
Geert Meester y allait d'une comparaison entre "l'avant-garde européenne" et "l'american underground".  Essentiellement, selon lui, la différence consistait en ce que les Américains expérimentaient sur le contenu (des thèmes souvent choquants) et les Européens sur le médium. Cela s'explique, en partie, en ce que les auteurs européens actuels proviennent, pour la plupart, des écoles d'art et que les Américains sont souvent autodidactes, argument repris par Thierry Groensteen.
Évidemment cela peut paraître quelque peu réducteur mais un survol rapide de la production belge actuelle ne peut que confirmer cela.  Les oeuvres de "Frigo", par exemple, sont de longues expérimentations sur le concept même de récit en images.
Paul Gravett y allait d'une histoire de la bande dessinée britannique en suivant les deux filons largement exploités actuellement que sont l'auto-édition et l'autobiographie en bande dessinée.  Remontant jusqu'à William Hogart qui s'auto-éditait vers 1730, il note l'importance de Robert Crumb sur ces deux aspects, lui qui distribuait ses premiers "comix" dans les rues de San Francisco dans les années soixante et qui n'avait de cesse de se mettre en scène dans ses pages.  Selon Paul Gravett, l'auto-édition est très rafraîchissante puisque "si les
éditeurs sont nécessaires, les changements de la bande dessinée sont faits par les dessinateurs et non par les éditeurs".
Thierry Groensteen s'attardait quant à lui sur une autre caractéristique de la bande dessinée actuelle, à savoir la bd muette.  Après avoir déterminé 4 temps de son histoire (fin XIXième siècle, daily strip des années 20-30, bd d'humour des années 50-60 et bd contemporaine qui débute avec "Arzach" de Moebius en 1976), il s'interrogeait sur la fonction de texte en bande dessinée.  S'inspirant de Roland Barthes, il y voit deux fonctions : l'encrage puisque l'image seule est polysémique,
et le relais qui est un rapport de complément entre le texte et l'image.  Benoît Peeters rajoutait la fonction de soudure qui comble l'ellipse entre deux images. 
Enfin Groensteen complète ce panorama avec la fonction réaliste puisque dans "la vraie vie" les gens parlent.  Il s'attaquait ensuite à Benoît Peeters qui craignait que la bande dessinée muette ne débouche finalement sur une limitation narrative démontrant, par un tableau d'oeuvres récentes, que le projet narratif peut très bienarde ou "underground", quelque soit le nom que l'on lui donne, semble donc très prometteuse.  Hors des sentiers battus, le mouvement, qui n'en est pas vraiment un, ressemble, par certains aspects, à ce qui s'est dessiné dans les années soixante. Il ouvre la porte à l'expérimentation et amène la bande dessinée dans des avenues encore inexplorées.
Les oeuvres de "Frigo" seront disponibles cet automne à Montréal à la librairie "Fichtre".
 
Sylvain Lemay
 
Les images sont tirées des numéros 6, 7 et 8 de la revue Frigobox.
 
 
Fréon : 48 rue St-Bernard, 1060 Bruxelles. Tel/fax:32 2 537 6477